Dans le cadre du programme de résidence artistique La Villa Al Qamar de l’Institut Français du Liban, Gaëtan Parseihian et Mouslima Chahal ont mené des ateliers avec des jeunes habitants de Tripoli (Liban-Nord) et ses environs. L’objectif était de créer une documentation sonore de la ville, reflétant une vision personnelle et intimement liée au vécu de ces jeunes au sein de cet espace.
Ehkili An Baladi (« Parles moi de mon pays », Feiruz) s’est basé sur deux idées principales : premièrement, redonner aux jeunes le pouvoir de narrer leur quotidien et de décrire leur environnement, en aiguisant leur perception sensorielle et, plus spécifiquement, leur acuité auditive. L’intention est de tisser un récit urbain authentique, vu à travers les yeux et ressenti par le cœur de ses résidents, marquant ainsi une rupture avec les approches traditionnelles de recherche qui privilégient la distanciation analytique du chercheur ou de l’artiste vis-à-vis de son sujet. Parallèlement, cette initiative cherche à valoriser l’observation sensorielle, comme une application thérapeutique. Au-delà d’une simple contemplation externe, cette pratique est envisagée ici comme une forme de méditation profonde, capable de réconcilier l’espace intérieur des émotions avec l’univers extérieur. Cette démarche introspective vise à établir une connexion profonde entre le soi et son environnement, offrant ainsi une voie d’expression/ (ou un exutoire) aux traumas dans un contexte sociétal en mutation profonde, comme celui du Liban contemporain, confronté à des défis multidimensionnels (sociaux, économiques, environnementaux, alimentaires et sécuritaires).
Les compositions qui émergent de cette aventure, fruits des enregistrements capturés par les participants au fil de leurs explorations urbaines et parfois de l’espace intime en foyer, incarnent l’essence même de Tripoli. Elles symbolisent également l’esprit de collaboration qui a animé ces jeunes et les mentors du projet, unis dans l’effort de donner vie à ces scénarios sonores et d’aboutir à une production finale riche en narrations et en textures acoustiques.
“Entre une ville et son camp”
Rawan, une jeune fille palestinienne de Tripoli, vit à « Nahr el-Bared » (la rivière froide), l’un des camps de réfugiés palestiniens de la ville, construit en 1949. C’est en soi une introduction remarquable si on y réfléchit, car lorsque nous naissons et vivons dans une ville, nous y sommes généralement affiliés. Cependant, la situation pour les Palestiniens du Liban est loin d’être ordinaire ! D’ailleurs, on n’oserait jamais les appeler les Libanais palestiniens mais toujours les Palestiniens du Liban. Rawan a décidé, à sa manière, de briser l’image stéréotypée du « camp », en commençant par remettre en question le sens même du mot : Que signifie vraiment « camp » ? Que renferme-t-il ? Les gens y habitent-ils sous des tentes ? « Le camp fait-il peur ? » À travers un dialogue enrichi et une documentation spontanée de la vie quotidienne et des sons ambiants, Rawan nous offre le récit poignant de deux jeunes Libanaises de Tripoli, qui relatent leurs premières impressions du camp après y avoir pénétré et l’avoir fréquenté pour travailler pendant plusieurs mois. L’approche de Rawan se distingue par sa volonté de fracturer les idées reçues sur son lieu de naissance et de vie comme un espace proprement palestinien dans une ville libanaise, s’appuyant sur les témoignages de visiteurs et non des résidents du camp coincés entre la misère intérieure et le mépris extérieur.
“Entre deux soupirs”
Hala vit dans un village niché non loin de Tripoli. Comme beaucoup d’habitants d’Akkar et de Danniyeh (districts majoritairement ruraux de Tripoli), son lien avec la ville est d’une nature profonde, marqué par une appartenance qui transcende la simple géographie, pour des raisons qui peuvent parfois sembler difficiles à qualifier, tristes ou joyeuses. L’absence d’universités publiques, de grands marchés fait de Tripoli la « mère des pauvres » pour les résidents du nord, une appellation empreinte d’affection malgré la dure réalité. C’est dans ce contexte que s’épanouit le récit de Hala avec la ville, devenue terreau de liberté et catalyseur de son épanouissement personnel. L’état régressant du marché, de l’université, des bibliothèques, des centres de formation, reflète un déclin urbain général de Tripoli, alors qu’en est-il pour ceux vivant dans les villages éloignés et mal desservis ?
Avec finesse et humour, Hala négocie avec les marchands de perles et de fils, sa voix se teintant de triomphe au fur et à mesure que le prix baisse et le butin s’alourdit, optimisant ainsi les bénéfices des accessoires qu’elle confectionne et vend. Sa journée se poursuit par des échanges avec des herboristes pour dénicher des recettes naturelles pour ses cheveux ou sa peau, après de longues heures passées à suivre un atelier dédié aux médias, dans un centre de formation associatif situé sur la place Al-Tal, à une encablure du marché. Elle retourne à son village, ferme la porte de sa chambre, et termine sa journée dense en interactions, idées, et bruits urbains, par un moment de recueillement, de prière et de dévotion. Hala trouve à Tripoli la liberté qu’elle recherche, qui, selon elle, l’aidera sur la voie de l’indépendance “matérielle”, mais elle trébuche, tentée par les “séductions et les tentations citadines”, selon ses propres termes. Une ville qui sert comme lieu de liberté et de défi, alors que la prière et la quiétude de son village lui offrent un sanctuaire face aux tourments et aux maux de l’âme lorsque tombe la nuit.
Nous suivons Hala à travers ce témoignage, du marché au chemin du retour, jusqu’aux prières de l’aube dans sa chambre et l’appel solennel à la prière émanant de la mosquée de son village.
“La mer te sourit“
Ayant grandi à « Al-Qobbeh » (Le Dôme) – comme son nom l’indique, il s’agit d’un des quartiers populaires et très bruyants surélevés du vieux centre de Tripoli, et relativement éloigné de la mer – les deux jeunes filles, Mona et Banan, nous ont révélé que le charme le plus saisissant de Tripoli résidait dans sa mer et dans « Al-Mina », le quartier encerclant le port de la ville. Toutefois, nous avons par la suite réalisé que leur conception de Al-Mina se cantonnait au Corniche, imprégnée d’une romantisation de la mer, de sa sérénité et de sa propreté. Ainsi, nous avons décidé de raccourcir notre promenade sur le Corniche pour nous aventurer à l’intérieur du quartier portuaire, accompagnés de nos enregistreurs, partant de la place « Al-Tal », le cœur de la vieille ville. Là, le tumulte du marché du port et de ses quartiers intérieurs ne se distingue guère de celui du marché central de la ville, et son ambiance sonore n’est guère éloignée de celle que l’on perçoit dans le reste de la ville, du moins en journée. En effet, les sonorités nocturnes, celles des veillées et de la musique des bars de la rue Mino du port possèdent un caractère propre, distinct du reste de la ville. Néanmoins, ce sont surtout les sons du plastique et du verre sur la plage, se fracassant sous nos pas, qui nous ont particulièrement interpellés : comment et pourquoi la vision douce et admirative des deux jeunes filles à l’égard de la mer demeurait-elle inchangée, face à la vue des éclats de verre et au crépitement des plastiques ? comment “notre mer” pourrait rester si “belle” et “sereine” malgré la pollution? Est ce qu’on a des perceptions différentes de la pollution visuelle et sonore?
Conclusion
Les témoignages présentés révèlent une richesse de perspectives et d’expériences illustrant les multiples facettes et contradictions de la ville libanaise. Qu’il s’agisse de la vision quasi mystique de la mer, élément d’identité centrale de cette ville méditerranéenne, ou des subtilités de l’identité politique et géographique des réfugiés Palestiniens-Libanais, ou encore le parcours entre ville et village, entre le “matériel et le spirituel”, ce projet dessine une mosaïque de vies qui ensemble composent le riche tissu urbain de Tripoli.
Texte de Mouslima El Chahal, initialement publié sur la plateforme Terss